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Les titres par année de parution


Hyperrêve
Format : 14 x 20 cm
Nombre de pages : 224
Prix : 27 €
Date de parution : 2006
ISBN : 9782718607160




Hyperrêve

Frontispice couleur de Leonardo Cremonini

PRÉSENTATION

« Intus et in cute
J’oignais ma mère. “Je fais la peau de maman” me dis-je. C’était un peu avant la fin, tu es le temps, pensais-je, le temps d’avant la fin. J’habitais maintenant avant la mort de ma mère, je regardais ma mère se lever et se coucher tous les jours à mon horizon, avec une admiration bouleversée je me vivais d’angoisse.
Les derniers temps, me dis-je, je n’ai pas arrêté de sentir que tout a changé, tout ce que j’appelle “tout” confusément, a commencé à se passer tout autrement qu’avant les Événements. Tout d’un coup, je suis passée sous le régime des “derniers temps”, je veux dire les ultimes, ceux qui vont venir, mais qui ne sont pas sans connivence avec “les derniers temps” ceux qui viennent de se passer. Les uns s’éloignent vers le passé, les autres s’éloignent dans l’avenir. La différence entre les derniers temps ultimes et les temps derniers c’est que ces derniers ont une date, alors que les ultimes, non.
Les ultimes, j’y suis, maintenant je le sais d’un sans savoir sauf par tous mes sens. Ces temps se divisent en deux étendues de temps mouvantes, instables, comme deux continents transparents qui tour à tour s’adjoignent se mêlent, se mélangent, se dissocient. Il y a le temps d’avant l’interruption de ma mère. Il y a le temps d’après l’interruption de mon ami. Je suis paradoxale dorénavant. Je suis avant après et après après je suis en retard et en avance je suis déjaprès et déjavant, je suis jetée en ronds encerclée, distancée.
On peut toujours perdre plus pensais-je, je tournais ma pensée autour de cette pensée, j’oignais ma mère par gestes circulaires, par pressions rapides légères exactes, sans plus hésiter désormais à tamponner les bulles et les cratères qui l’an passé m’avaient comme interdite, lorsque je tentai de les approcher de mes doigts enduits de pommade, en me lançant de larges regards cyclopéens, je n’osai pas le dire à ma mère alors, l’année dernière, que se menait matin et soir un bref combat intérieur entre ma raison et mon instinct égarant de répulsion, c’était l’idée, une illusion, que ces crevasses rondes bordées de liserés de peau cramée me regardaient, qu’encore un peu et je mettais le doigt dans l’œil, on peut toujours perdre plus, me disais-je, absorbée dans mon travail minutieux d’encerclement et d’oignement des plaies dont la fréquentation produit à la longue un apprivoisement de mon esprit et de mon âme vibratoire – et inversement une sorte d’apprivoisement des ulcères et des plaies qui se laissent enduire avec des docilités animales. “Je continue à vivre” me disais-je, pensée merveilleusement amère, amèrement émerveillée, je continuais à vivre, donc à perdre, pensais-je, “c’est sans fin”, si j’écrivais cette phrase, pensais-je en oignant soigneusement le dos d’Ève ma mère en commençant toujours par l’épaule droite, si je posais cette phrase privée de souffle et d’intonation sur une feuille de papier elle aurait le visage d’un masque, elle serait équivoque, elle jetterait un froid, le froid sans force d’une incertitude, moi-même d’ailleurs, à genoux devant ma mère debout, le dos tourné vers la lumière qui entre par la fenêtre, je la trouve étrange et triste et attristante cette phrase qui me vient du fond éloigné de toute mon histoire et en même temps de ce que j’ai juste sous les yeux devant le nez, la peau de ma mère sur laquelle j’étale en commençant par le haut du corps et par la face dorsale toujours par quantités petites et régulières le contenu d’un tube de pommade puis un deuxième. Il me vient à l’idée que la peau de ma mère debout devant moi le matin de juillet où nous continuons à vivre, c’est-à-dire où la vie continue à tisser ses tissus dans le cadre du corps de ma mère et dans le cadre de mon corps – la peau de ma mère, datée, serait la toile, ou le miroir ou le tableau, le plus fidèle de mon état d’âme fondamental et daté, ou de ce qu’on appelle la vie, ou peut-être l’horizon du temps sur lequel se peignent ou se déposent les effets physiques de ce qui nous arrive à vivre. De ce qui nous arrive, à vivre.
Je continue à vivre donc à perdre, me dis-je, en “m’attaquant à” comme on dit, m’attaquant moi-même, m’en prenant par le cou à mes résistances pour m’occuper de l’ulcération principale de ces derniers temps, la bulle située sous le bras gauche, éventrée.
Cela nous prend, comme on dit, près d’une heure cet oignement, on ne peut le faire trop vite, le tact doit être délicat pour être précis et indolore, donc modéré. Pendant cette heure, nous parlons peu. On dirait une petite messe. Je ne dis pas cela à ma mère. Messe, ça n’est pas kacher. On dirait une petite sorcellerie
“Je continue à vivre” pense le corps de ma mère
– Puisqu’on m’a dit “c’est comme ça, ça ne se guérit pas” je fais avec, dit ma mère. – Ça ne se guérit pas, vivre, pensais-je mais je ne le dis pas.
– Tourne-toi un peu, dis-je.
À la fin la mort gagnera. Mais jusqu’à la fin on ne sait pas qui gagne.
Je serai cette peau demain
J’oins ma vieille heaulmière je me confesse
Je serai cette peau demain
Et l’oignant je cultive les temps, les étale à deux mains l’un sur l’autre le sien le tien le mien le nôtre, je broute et je rumine l’avenir. J’étudie : comment la mort fait sentir ses morsures délicates et compliquées. Comment elle est déjà un peu là, mordillant. Ses incursions. Comment la vie les lui rend. Comment elle reprend forces et corps en suscitant, citant, ressuscitant par les chemins des rêves.
Or c’est en ces temps-là, au moment où tout est perdu que je trouverai enfin la réponse à la mort, le chemin du bonheur dans la douleur : c’est autre-chose-qu’un rêve, c’est l’hyperrêve. »

 H. C.

© Éditions Galilée
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