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Les titres par année de parution


Ciguë
Format : 13,5 x 19,5 cm
Nombre de pages : 240
Prix : 28 €
Date de parution : 2008
ISBN : 9782718607733



Ciguë

Ciguë
Vieilles femmes en fleurs


Frontispice original de Pierre Alechinsky

PRÉSENTATION

« D’abord ce livre s’appelle Jusquiame. Par la suite, il s’appellera Ciguë. J’ai dans l’esprit deux beaux visages de vieilles femmes en fleurs, une double épopée séculaire, quelquefois une descente sous la terre, dans le salon de ma mère une floraison entêtée d’amaryllis. Ici les longs chemins croisés de ma mère et de ma tante vont finir par se séparer. Quand l’une des deux vieilles fleurs survivra, que deviendra l’autre visage ?
Je ne dors pas. Un ver me ronge le cerveau. Il s’agit d’une phrase pleine du jus maudit de la jusquiame. Je me la verse moi-même dans l’oreille. “J’ai peur que Maman meure.” Voilà la vérité. Voilà l’erreur. La lépreuse liqueur est extraite de Hyoscyamus niger, visqueuse fleur couverte de poils glanduleux. Jaunes veinées de brun, d’où vient qu’elles naissent et prospèrent parmi les ruines et les décombres ?
Stramoine, belladone, sœurs incestueuses du dernier sommeil, toutes règnent dans nos ruines. Cependant maman se lève. Le soleil n’est pas encore couché.
On me croira : Socrate est mort hier. Quand j’en fais le rapport à ma mère, elle se rebiffe. Elle trouve qu’il n’aurait pas dû se laisser faire. La prison, je ne regrette pas cette période, dit-elle, c’est intéressant. Mais on ne doit pas rester. Socrate pensait que Socrate n’avait pas à fuir, c’est-à-dire pas de quoi ni pourquoi fuir, il croyait revivre, dis-je.
– Terrible, ça ! s’écrie ma mère. Elle revit. Elle revit tout le malheur, le jour le soleil, la grande salle de la prison. Elle est très agitée. Encore une bêtise. C’est incompréhensible. Il a une faille, lui aussi. Il fait si beau. Les vents sont bleus. Dans le port les marins chalutiers. On voit tout ça de la fenêtre de la prison. Ma mère est dans la scène. Entre : le chariot du repas. Tu vois : encore un geste inadéquat. Ce gardien, un type pas méchant, celui qui sert tout, y compris le poison. Moi, dit ma mère, je le pousse, je le tire pas, le chariot. On doit appliquer ses forces selon le bon sens. Il n’y a rien à faire. Toute ma vie je voulais tendre la perche, dit ma mère, mais les mortels ce ne sont pas des gens qui veulent la perche. Ce pauvre Socrate, jusqu’à la dernière minute, il donne des conseils. À quoi ça sert, dit ma mère.
– Bon, c’est l’heure. L’heure du poison. Ma mère soupire. Socrate assis. Ma mère assise. Tout près. Elle porte un pantalon beige. La ciguë est vite arrivée. Quelle heure est-il ? dit Socrate. Tu vois bien, dit ma mère. – Déjà le soleil est prêt à se coucher dit Socrate. – Parce qu’il a passé beaucoup de temps d’abord à prendre son bain, et non pas un deux trois comme je fais pense ma mère, mais je crois que les hommes sont comme ça, ensuite il y a les orphelins, ses enfants, ses disciples, les cousines, toute la famille est là, c’est bien et c’est pas bien.
“Il y a encore le temps” dit la très vieille voix de ma mère. Des gens comme Socrate, les faire supprimer ! Elle respire fort et dit : c’est lamentable. Elle regarde droit devant elle : des siècles et des siècles d’injustice. Elle voit Socrate étendu sur un matelas. Son nez s’allonge, comme si elle regardait aussi avec son nez, mais c’est le poids de la tristesse.
– Je crois qu’il aurait dû résister, mais je vois qu’il ne l’a pas fait. J’espère qu’il n’a pas pardonné à son assassin. Alors qu’il n’a sauvé personne, ce pauvre Socrate, avec cette ciguë, qu’il s’est ô/bligé lui-même à élever jusqu’à la gloire.
C’est une plante qui ressemble au cerfeuil sauvage, avec une tige épaisse, glabre mais tachetée de plaques rouges ou sombres les petits fruits globuleux. Conium maculatum.
Aujourd’hui sa sœur est partie. Un temps. Éri a fait son temps, le monde est parti, ma mère reste, les pivoines tiennent, “c’est incroyable, ces pivoines” dit-elle elles sont quand même encore toujours plus fortes qu’elles-mêmes. Ève s’appuie sur les pivoines. Le récit qui refait le monde à l’image d’Ève recommence : “d’abord je vais dans la cuisine préparer mon café, je mets ma tasse-à-moi-pas-la-grande sur la table roulante que j’ai achetée à Saint-Ouen en 1958. Ensuite je mets un petit protège-nappe il y a un petit oiseau dessus – que j’avais acheté avec Éri une fois.
Dans la salle à manger j’ai toujours la lumière en face de sa figure souriante.
Revenons aux pivoines. Regarde les pivoines.”
Le livre “ici” s’appelle Ciguë, en attendant.
Pendant que je l’écris, il arrive que j’oublie de pleurer. »

H. C.

© Éditions Galilée
Site édité avec le concours du Centre national du livre
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