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Les titres par année de parution


Si près
Format : 13,5 x 19,5 cm
Nombre de pages : 224
Prix : 27 €
Date de parution : 2007
ISBN : 9782718607429




Si près

Frontispice et culispice de Pierre Alechinsky


PRÉSENTATION

« Hier j’ai dit que j’irais peut-être à Alger. Avec une voix distraite, sans couleur : J’irai peut-être à Alger. Je ne peux même pas affirmer l’avoir dit moi-même. C’est plutôt l’autre voix qui a prononcé ces mots comme pour les essayer. J’ai entendu l’hésitation. La probabilité d’aller à Alger m’était si faible. Je n’ai pas dit : j’irai. Je ne sais pas pourquoi j’ai avancé cette phrase vers ma mère à ce moment-là. Ce n’était qu’une phrase. J’essayai l’hypothèse. Il se peut que j’aie voulu en éprouver la résistance à la réalité. La faire sortir de l’abri de la fiction.
Il y a maintenant trente-cinq ans que tantôt je ne pense pas du tout aller en Algérie, je n’y pense même pas, je ne fais pas d’effort me dis-je, je ne me souviens pas en avoir d’abord eu la pensée pour ensuite la repousser, quand je pense à la tension qui m’occupait tout le corps lorsque je vivais en Algérie avec la sensation insupportable de ne jamais me trouver dedans mais comme plaquée à l’extérieur du dedans, comme une chenille empêchée de métamorphose, je pensais alors en Algérie à l’Algérie, je voulais tellement l’atteindre, seulement un mur de cinq mètres m’en séparait, je passais ma vie à chercher l’entrée du dedans sur la paroi extérieure invisible duquel j’étais agrippée, cette tension qui était tout mon être a totalement disparu, le souvenir que j’en ai flotte sec sans force de reviviscence pas plus consistant en réalité que le souvenir que me laisse l’excitation puissante mais éphémère que j’éprouve lorsque lisant Adieu de Balzac, je franchis sans encombre la fine membrane de la fiction, j’habite quelques heures une âme étrangère, je retrouve la figure de l’être que j’ai le plus adoré au monde depuis trente-cinq ans, sous le coup de l’apparition, je m’évanouis, je pourrais donc penser en sortant de l’évanouissement que si je voyais Algérie apparaître en réalité, surtout si elle avait sur le visage un rideau de cheveux noirs, alors c’est moi qui ferais disparition, mais à peine je reprends mes sens je ne pense vraiment rien, je n’analyse rien, je vis finalement d’évanouissement en disparition jusqu’à la dernière minute de mon histoire.
J’ai voulu arriver en Algérie, il aurait peut-être mieux valu pour moi que j’y atteigne, mais c’était impossible. Si bien que j’ai atteint l’impossibilité, et cela sans l’avoir calculé. Aujourd’hui comment ne pas m’en réjouir ? Atteindre l’impossibilité n’est ni un but, ni une possibilité, c’est une impossibilité délivrée en notre absence.
Il y a maintenant trente-cinq ans que je ne veux pas aller en Algérie, me dis-je, je ne pensais jamais à y aller, je pensais toujours ne pas y aller, je voulais plutôt ne-pas-aller-en Algérie, ce n’est pas que je ne voulais plus jamais y aller, je voulais plutôt y aller à coup sûr, plutôt ne pas y aller que d’y aller de travers, je ne pouvais pas y aller n’importe comment, c’est beaucoup trop dangereux, j’ai toujours eu soin de garder l’hypothèse qui admet pour vraisemblable un voyage en Algérie, mais j’ai toujours admis simultanément l’hypothèse contraire : il se pourrait que je n’en vienne jamais à aller en Algérie. En réalité. Dans le premier cas je garderais ce que j’appelle “mon algériance”, un vaste ensemble de réflexions assez disparates surgies autour des notions de pays, pays natal, pays d’origine, noms de pays et autour de ce mot pays, qui s’enfonce dans la cire mentale et fiche dans le cœur de celui qui le dit la paix et la pagaille, l’une comme l’autre. Si l’on reconnaît un pays à ce qu’il sème, alors l’Algérie est un grand pays me disais-je. Je ne voulais pas aller à Alger et ainsi je conserverais intacte la beauté idéale du Jardin d’Essai, telle qu’elle avait été inventée par mon père dans un premier temps puis réinventée dans une autre partie par mon ami Jacques Derrida, j’espérais ne pas aller à Alger assez longtemps, et ainsi pouvoir garder le Jardin d’Essai comme réédition sur la terre du Paradis, et comme paradis personnel unique et destinal en tant que ce Jardin des Essais littéraires tentés par l’un et par l’autre.
Y aller comme en rêve, ce serait l’idéal me disais-je. Y aller comme un rêve, rêvais-je. Y aller de façon si magique, si intense si puissante, si légère, si fugitive, si totale que j’y aurais été tout en étant comme si je n’y étais pas moi-même mais une autre, avec la force mais l’impunité, et même l’immunité d’une lettre. Si j’avais pu m’y envoyer, m’être l’envoyée. L’être. C’est comme pour la lettre à Zohra Drif que j’avais eu l’idée et le besoin d’écrire. J’avais pensé écrire une lettre à Z. D., c’était peut-être en 1958. Je ne l’avais finalement pas écrite. J’avais comme senti l’effleurement d’une lettre me traverser. Elle était nette mais vague, c’était ce commencement d’impulsion, on va et puis, non, mais elle eût été écrite nettement à Zohra, c’est moi dans l’ensemble du cercle qui manquait de précision, j’avais le désir, les palpitations d’ailes, la lettre voletait à ma fenêtre, pas très loin pas si près, créature du crépuscule du matin, puis je me levais et je croyais l’avoir rêvée peut-être. J’écrirai une lettre, elle sera impossible, chère Zohra je t’écris, de quel point de vue moral politique éthique philosophique je n’en ai aucune idée, j’ai toujours rêvé faire sauter les trains et les murs si tu le fais je ne doute pas d’être heureuse car la chose inadmissible est admissible le sang que tu parles est le même dans ma langue, ensuite l’idéal serait faire sauter les séparations je voulais te dire mais ma voix était séparée de moi il aurait fallu commencer une phrase par nous je ne doute pas de l’impossible, ce que j’ai désespéré de mieux tu le fais, je suis du côté gauche de ton rêve, tu réalises presque tous les désirs irréparables que j’étais si triste d’avoir pour rien, si je ne suis pas tu es, comme le cyprès du Lycée Fromentin auquel j’adressais mes prières.
L’ idée me vient à l’instant, que peut-être la décision d’aller à Alger a été prise dès cette lettre et par toutes les circonstances, gestes, conséquences, innombrables, imperceptibles, contenus dans cette feuille de papier, sous le nom de Z. D., peut-être cette lettre qui m’est restée, s’est mêlée de moi, ses atomes fantômes totalement invisibles se sont répandus dans ces régions dont nous ne savons rien où se fomentent nos événements futurs. Mais ce n’est qu’une hypothèse.
Je suis peut-être au fin fond de l’Algérie quand je crois que je suis encore en train de monter vers le sommet d’où je croirais avoir une vue d’ensemble de mon livre. Je devrais en rester là, me dis-je. J’essaie d’éviter le métatexte. Tout est métatexte. J’essaie de sortir : j’entre. J’entre : je sors. Quand j’avais cinq ans, à l’Opéra d’Oran, je dansais aveuglément sur la scène parmi la foule des danseurs des danseuses et des chanteurs j’étais dedans, à la fin du ballet je ne pouvais plus sortir, je ne trouvais jamais la sortie. Déjà elle était introuvable je tournais dans les sous-sols, je pensais à la ville d’Oran qui était dehors si près et dont j’avais perdu l’entrée qui était aussi la sortie de l’Opéra. Je sors.
Je repars.
D’un certain côté je pensais y aller naturellement. Je pensais que j’irais avant la fin. Une fois. La fin serait d’un récit. Je vivais sur l’hypothèse que je finirais bien par y aller. Je ne pensai pas que j’y retournerais. Il n’y a pas de retour. Ce serait autre chose. »
           H. C.

© Éditions Galilée
Site édité avec le concours du Centre national du livre
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